Le Pigeon

Texte court mais puissant de Patrick Suskind, Le Pigeon nous projette dans la vie d’un homme seul qui l’a passée tout entière à la vivre le moins possible, et qui, après une rencontre monumentale avec un petit pigeon, la voit chamboulée.

Car c’est en lui que tout se passe : c’est son changement intérieur, qu’il a d’ailleurs bien du mal à comprendre, qui altère son environnement. Comme si un double fondateur autant qu’étranger s’exprimait enfin et s’imposait, malgré lui, à travers lui, et peut-être pour son bien mais sans le ménager. Sa vision des choses et surtout son ressenti évoluent donc radicalement et l’obligent à réinterpréter son cheminement, quand bien même son corps et ses peurs le confortent dans la routine moribonde qu’ils avaient jusque alors minutieusement orchestrée. C’est elle, que ce pigeon prétexte fait sauter en éclat, à coup de phobie mêlée de folie. Et nous faire ressentir avec virulence et simplicité ce changement pourtant silencieux est l’une des prouesses de Suskind. Il nous offre à lire et à voir l’explosion froide des verrous très humains qui cloisonnent intelligence et émotion, et s’adresse donc à tout le monde.

S’il nous est possible d’interpréter la narration et l’attitude du protagoniste avec recul, ce dernier apparaît soumis à des concepts et à des idées qui, en quelque sorte, ne lui appartenaient déjà pas, et qu’il permet donc de mettre en relief. De la même manière qu’il nous est impossible de contrôler réellement notre vie, le voilà malmené par un auteur capable de s’aligner sur cette voix intérieure qu’on étouffe volontiers. Tandis que le personnage se réfugie dans une zone de confort mortifère et un train-train quotidien qui neutralisent toute possibilité d’extraordinaire ou de rencontre, l’auteur omniscient lui met la face dans ses peurs et devant ses démons. En miroir, dans l’œil fantastique de ce pigeon de l’introduction, c’est à son immense vide intérieur qu’est confronté le lâche, et on le sent alors pris d’un vertige tout à la fois complètement absurde et fascinant, qui suffit amplement à nous emporter d’un bout à l’autre du récit.

J’ai vécu en ces lignes des questionnements et des mises en perspective similaires à celles rencontrées dans les écrits de Stefen Zweig. Il s’agit de mettre en relief et sans trop de métaphore les profondeurs et les réalités de l’âme et de l’être humain, de nous y confronter tous ensemble dans ce qui est de l’ordre de la fiction qu’on sent tout imprégnée du réel. Ces textes font le pont entre le monde et l’imaginaire, entre le réel et la fiction, entre ce qu’on sait ou qu’on comprend et tout le reste et que parfois l’on ressent.
Pour ce faire, il y a dans ces modestes pages une somme d’observation et d’intellections tout bonnement, mais très éphémèrement, jouissive. Suskind nous prend tout du long par la main avec des phrases d’autant plus justes et belles qu’elles sont concises. Deux petits chapitres de commencement en fanfare nous plongent dans la chose et quelques pages d’un final pragmatique et ébouriffant nous rappellent à nos doutes, à nos faiblesses et à nos incertitudes, autrement dit, à notre individualité – et à ce qu’elle réclame de communication, de partage, d’échange, de convivialité…

Or, cette capacité d’une description qu’on pourrait dire « picturale » ou naturaliste, me fait très envie. Je m’attelle à la développer depuis quelque temps dans cette écriture que j’appelais « d’observation ». Et cette envie, ou cette capacité, sont liées à cette impression de pouvoir saisir et transmettre par le mot des photographies véritablement pertinentes, qui s’accumulent ici dans un court-métrage – ou un court lettrage – à la fois beaucoup plus dense que tant d’autres et pourtant pas tant que ça. Suskind voit juste, il saisit le monde parce qu’il le regarde à mon avis sans emphase mais avec un genre de dévotion naturelle, avec l’âme et l’énergie tournées vers l’instant, dans un présent immuable dès lors qu’on s’y plonge et qu’on le vit. Si chacun peut s’y donner et vivre, peut-être revient-il à l’artiste, non pas de répéter, mais de dire – et à l’écrivain d’écrire – ce monde à notre portée et pourtant si riche.