Les chemins de la liberté

Éternel périple, longue séance. Séance qui marque comme ce voyage abrasif installant dans la chair de ses fugitifs les liens d’une relation de survie.
Incroyable épopée, qui dure et dure encore, qui retranscrit des jours, des mois, des années, des décennies d’asservissement, de personnes et de peuples lacérés jusqu’à l’os. À qui il ne reste plus qu’un caractère, qu’un pouvoir de décision sur le comment de leur mort, que la possibilité, soudain flagrante, flamboyante, de choisir, choisir d’agir et de contredire, de faire acte de bravoure individuelle, intellectuelle, ensemble. En se figurant qu’au bout du chemin se trouve quelque chose de plus beau, quelque part où l’oppression n’a pas simplement étendu son joug. Puis repartir, après la déception, après la désillusion. Continuer d’y croire malgré tout ce qui pèse, persévérer dans cette recherche d’un bonheur que nul autre que soi ne peut décider ou accorder.
 
Ce sont ces thèmes, c’est cet esprit, incroyablement fort et vif, qui transpirent d’un film parfaitement à sa place, insistant, sensitif, à vif, poignant, tellement noble. Il nous montre, voire essaye de nous démontrer l’effort, l’opiniâtreté, la patience et la débrouillardise et nous dit : « Regardez ! Prenez le temps d’apprécier comme certains êtres humains sont capables d’exploits, percevez comme ils n’ont rien et sont tant ! Voyez celles et ceux qui se sont employés à vivre et ce faisant, on fait plier statistiques et destin. » … au contraire d’autres, qui sont tombés dans la facilité et dans la soumission.
Survivre alors, dans la douleur certes, avec la foi en un lendemain qui peut-être sera meilleur, qu’il faut empoigner, attirer violemment à soi et faire sien. Pour cela, y mettre toute son énergie, mettre en jeu son âme, elle qui semble s’éroder à chaque geste, et se dissiper carrément lors des manœuvres désespérées.
 
Je m’efforce, par ces mots, de retranscrire un ressenti, éprouvé pendant et après ce métrage capable d’altérer un quotidien banal et forcément insipide en comparaison. Ressenti que le film s’emploie à proposer, après qu’un livre a tenté de le faire, et surtout, après que des hommes et des femmes l’ont vécu. Et quelle photo, quelle musique, quels acteurs pour se donner les moyens d’une telle ambition. Juste milieu trouvé entre la beauté et l’âpreté d’une nature mère et meurtrière mais forcément magnifique. Justesse et finesse improbable, aussi, dans un jeu d’acteurs qu’on ne perçoit jamais comme tels, qu’on voit et sent fatigués, abîmés, lessivés, dans la peau de personnages tout aussi heureux qu’effrayés d’affirmer leur libre arbitre et leur autonomie, mais plaqués au sol tantôt glaçant, tantôt brûlant, accablés par cette chair, par notre dépendance commune à cette nourriture et à cette eau qu’il faudra bien obtenir, même sur une route impraticable quoique parfois, rarement, traversée de moments d’une certaine douceur.
 
Exigeant, le dernier Peter Weir trouve assurément la sienne, de voie, et se fait élixir contre la morosité et la lassitude, pamphlet contre le totalitarisme, cri du cœur, d’un cœur multiple, vaste et béant mais plein de fougue, pour une liberté conquise avec témérité dans l’expression de son humanité. Ces Chemins de la liberté donnent le vertige. Ils éprouvent le spectateur au point de le déstabiliser. Un spectateur que j’aimerais savoir privilégier ce cinéma plutôt qu’un autre. Un spectateur dont on sent, finalement, qu’il ne pourra se réfugier éternellement dans un confort qui contamine sa pensée autant que ses muscles.