Deux personnages vus de près, l’un, masculin, allongé torse nu, dormant, l’autre, féminin, posant sa tête sur la cage thoracique du premier et semblant écouter les battements de son cœur. Les visages sont légèrement tournés vers l’objectif.

S'essayer à cartographier les nuages - Cloud Atlas

Rien que ce titre, Cloud Atlas, fait rêver autant que cogiter. Cartographier les nuages… Cartographier l’insaisissable… Mais peut-on capter et comprendre, c’est-à-dire fixer (dans notre esprit et à travers nos capacités de compréhension), quelque chose qui se meut et mute perpétuellement ? Et par extension, peut-on entendre quelque chose à ce film qui s’essaye à dessiner telle carte ?

Exister

Ces nuages apparaissent comme une métaphore de la vie : non pas seulement d’une vie (qui serait un seul nuage), mais de l’existence, autrement dit, de l’ensemble des vies. Celles-ci s’enclenchent, s’orientent et s’interrompent les unes en fonction des autres et forment un canevas global que nous restons incapables de voir : nous ne savons, au mieux, que quelques répercussions et nous contentons de lire sur quelques plans. Pourtant, ce canevas, qu’on appelle parfois destin, que certains personnifient dans un dieu, nous le suspectons, nous le ressentons. Il s’appréhende d’instinct. La somme qu’il représente, et qui prend racine dans le tout début des événements – à la croisée de la matière et du temps – devient absurde tant elle est imposante et parce qu’elle croit de façon exponentielle. Cette somme d’interactions et d’événements maille l’existence en un tissu qu’on pourrait imaginer riche d’une infinité de motifs et de couleurs, que nous ne pouvons observer depuis notre point de vue d’individu éphémère. Si nous étions sans fin, nous resterions un seul et n’aurions encore qu’une perception tronquée de la chose. Il faudrait être tout et tout le temps pour saisir ce tissu changeant. Il faudrait être sans limites.

David Mitchel, l’auteur du roman, ainsi que le duo Wachowski accompagné du scénariste Tom Tykwer, auteurs de l’adaptation cinématographique, s’ils ne sont pas d’ordre divin, tentent de dépasser ces limites et de donner à voir une peinture d’ensemble, mêlée d’histoire et d’universel. À cette fin, ils exploitent la force de la narration, qui permet à chacun d’entre nous, par le biais de personnages, de voir et d’interpréter avec le point de vue d’un autre.

Lutter

« Il n’y a qu’une seule règle qui nous unit tous, un seul et unique principe qui définit toute relation ici-bas : les faibles sont pitance, et les forts s’emplissent la panse [The weak are meat and the strong do eat]. » (02h14)

Ce qui est, serait immuable, et chacun devrait rester à sa place, quelles que soient les injustices. C’est, du moins, la position de ceux qui profitent de cet état des choses, ou de ceux qui n’en pâtissent pas trop, s’en contentent ou s’en accommodent. Ceux-là ne sont pas les seuls, et d’autres souffrent, ou comprennent et ressentent que d’autres souffrent s’ils ne souffrent pas eux-mêmes, ou perçoivent simplement que « le monde ne tourne pas rond ». Ces autres, qu’ils soient oppressés ou qu’ils fassent preuve d’empathie, tendent à s’opposer aux premiers.

C’est une dualité qui semble mouvoir les uns et les autres depuis l’aube de l’humanité. Elle peut apparaître comme le combat de la connaissance contre l’obscurantisme – trame qu’exploite le magnifique Agora, porté par la non moins belle Rachel Weisz – mais ne se résume à mon avis pas à une question de savoir ou de culture : il est aussi question de tempérament et de curiosité. C’est l’opposition entre ceux qui croient et ceux qui veulent savoir, entre ceux qui sont et restent, et ceux qui veulent devenir. C’est la lutte entre l’immobilisme voire le passéisme, et l’idée du progrès, l’espoir d’une liberté, peut-être même d’une égalité.

Cette lutte fait ressortir quelque chose de l’ordre de l’insurmontable, qui est le nœud des tragédies et qui provoque les sentiments de révolte ou de soumission :

« — Nous repartons à l’Est, aider les abolitionnistes.
— Comment ? Ce poison vous a pourri le cerveau !
— Je vous le recommande chaudement. Je me sens revivre.
— Tilda, je t’interdis de suivre cet aliéné !
— Je vous ai craint toute ma vie, père. Je pars avec mon mari.
[Ils commencent à partir, le père les interpelle :]
— Adam. Écoutez-moi… Dans l’intérêt de mon petit-fils, si ce n’est le vôtre : [sachez que] ce monde obéit à un ordre naturel, et ceux qui essayent d’y résister n’arrivent jamais à leurs fins. Ce mouvement [des abolitionnistes] ne survivra pas. Si vous les rejoignez, vous et votre famille serez ostracisés. Au mieux, vous serez des parias, la cible d’humiliations. Au pire, vous serez lynchés ou crucifiés. Et pour quoi ? Pour quoi ? Peu importe ce que vous ferez ! ce ne sera jamais qu’une goutte dans un océan sans bords !
— Qu’est-ce qu’un océan, sinon une multitude de gouttes ? » (2h39)

C’est la fable de l’oiseau qui tente d’éteindre à lui seul, parce qu’abandonné des autres animaux, le feu qui ravage la forêt, et qui répond, quand un autre lui dit de fuir, que lui fait sa part du travail. Sous entendu : si chacun participait, n’avait pas peur ou fuyait, par lâcheté ou par facilité, nous pourrions arrêter, contenir, éteindre ce feu.

Mais puisque nous sommes différents et voyons les choses de façon différente, il est idéaliste de croire que nous pourrions tous avancer et dans le même sens. C’est pourquoi, malgré la prise de recul et les doutes, indispensables, il faut aussi avoir la foi et se battre.

« — Ce navire… Ce navire doit être détruit.
— Oui.
— Les systèmes qui le(s) conçoivent doivent être anéantis.
— Oui.
— Peu importe que tu sois né dans une cuve ou dans un utérus, nous sommes tous de(s) sang-pur(s).
— Oui.
— Nous devons tous nous battre, et si nécessaire mourir, pour apprendre la vérité aux gens. » (02h22)

Mais ce type de rapport à l’autre n’est pas le seul qui soulève l’émotion.

Aimer

« Les croyances, [comme] la peur ou l’amour doivent être appréhendées comme la [théorie de la] relativité et les principes d’incertitude… phénomènes qui déterminent le cours de notre vie.
Hier, ma vie prenait une direction. Aujourd’hui, elle en prend une autre.
Hier, je croyais que je n’aurais jamais pu faire ce que j’ai fait aujourd’hui.
Ces forces qui redéfinissent le temps et l’espace (et) peuvent altérer qui nous croyons être, émergent bien avant notre naissance et nous survivent après notre mort.
Nos vies et nos choix, telles des trajectoires quantiques, sont comprises (réinterprétées ?) d’instant en instant. Et chaque intersection, chaque rencontre, ouvre la porte à de nouvelles directions.

Postulat :
Je suis tombé amoureux de Luisa Rey.
    Est-ce possible ?
    Je viens de la rencontrer, et pourtant… il me semble que quelque chose d’important m’est arrivé. » (01h24)

La notion de parcours se mêle à celle du collectif. Autant nous sommes dépendants des autres, qu’on le veuille ou non, autant notre attitude et chacun de nos actes ont une influence, qui peut être positive, à la fois sur le monde et sur l’autre. Cloud Atlas parle, en plus du reste, de réciprocité. D’un point de vue humain, sentimental, celle-ci se concrétise dans la notion d’amour. Cet Amour fait un autre écho aux impressions de l’instinct dont il était question plus haut (sur ce tout qui nous unit, sur le destin) : nous serions liés à autrui au-delà de nous-mêmes voire au-delà de notre temporalité (de notre vie), nous ne serions entiers qu’avec cet autre, qu’on appelle parfois âme sœur, et le maillage des vies et des parcours deviendrait explicite, au moins dans ce rapport spécifique à l’autre.

« — Le rapport dit que le commandant Chang est mort pendant l’assaut.
— C’est exact.
— Diriez-vous que vous l’aimiez ?
— Oui, je l’aime.
— Voulez-vous dire que vous êtes toujours amoureuse de lui ?
— Je veux dire que je le serai toujours.

Notre vie ne nous appartient pas / n’est pas (que) la nôtre. De la matrice / Du sein / du creux du ventre à la tombe, nous sommes liés [plus fort que ça : attachés…] aux autres. Passé et présent. Et par chaque crime et chaque acte de bonté / acte bon, nous donnons naissance à notre avenir.

— Dans votre révélation, vous évoquez les répercussions des parcours individuels à travers l’éternité / de vie en vie pour l’éternité. Est-ce que cela signifie que vous croyez à la vie après la mort ? Au paradis, ou à l’enfer ?
— Je crois, que la mort n’est qu’une porte. Quand elle se ferme, une autre s’ouvre. Si j’essayais – si j’en avais envie – d’imaginer le paradis, je verrais une porte qui s’ouvre, et derrière elle, je le trouverais, il m’attendrait derrière.

— Si je peux me permettre une dernière question… Vous deviez savoir que cette révolte échouerait…
— Oui.
— Alors pourquoi l’avoir acceptée / y avoir participé ?
— C’est ce que le général Apis m’avait demandé / attendait de moi.
— Quoi ? D’être exécutée ?
— Si j’étais restée invisible, la vérité serait restée cachée. Je ne pouvais pas le permettre.
— Et si personne ne croit en cette « vérité » ?
— Quelqu’un y croit déjà. » (02h33)

Si je me méfie de cette notion, romanesque et bien étroite – mais peut-être vraie tout de même ? – de l’interaction sentimentale, je me méfie davantage de la notion de sacrifice, très chrétienne m’est avis. Elle suinte depuis les créateurs jusqu’au final de leur œuvre : deux des protagonistes se sacrifient et perdent la vie pour dire et montrer et faire savoir ce en quoi ils croient. L’un se suicide, non pour fuir dit-il, mais alors pourquoi ? L’autre se sacrifie en se donnant après un coup d’éclat à l’ennemi, qui décidera de l’abattre publiquement. Une forme d’avertissement, et de message là encore, à double tranchant puisqu’il fait aussi du dissident un martyre. Une autre référence aux chasses aux sorcières du passé, et aux têtes qui tombent encore aujourd’hui dans certaines régions du globe ; une autre référence à l’oppression et au combat qui doit être mené contre elle.

Cette œuvre dit qu’il faut se battre « par tous les moyens », mais la vie n’est-elle pas le bien le plus précieux ?

Le conflit est d’abord à l’intérieur et je crois qu’il appartient à chacun d’agir en âme et conscience : de privilégier tantôt l’individu et la survie, et à d’autres moments le collectif et tout ce qui nous dépasse. De vivre ou de mourir selon ce quelque chose, que la narration et l’empathie aident donc à percevoir, capable de donner à n’importe quelle situation un au-delà et donc un espoir.

S’accrocher

Cloud Atlas montre que chaque génération a, quel que soit l’état de la société dans laquelle elle évolue, un combat à mener. Mais Cloud Atlas tente de dire bien davantage, et s’attache pour ce faire à une idée romanesque, et à une autre, chrétienne. La première est celle de l’amour, d’une force qui lierait certains individus entre eux au-delà de leur individualité. La seconde est celle du sacrifice, et les deux sont liées, et reliées à la peinture globale.

Dommage qu’il soit à la fois trop gourmand et trop copieux, trop complexe enfin et qu’il tombe parfois dans la subtilité hollywoodienne, ce qui en a visiblement rebuté plus d’un dans mon entourage. Pour ma part, je me suis laissé happer. J’ai trouvé mon compte et de quoi lire à travers les phases et les moments du récit, de quoi réfléchir dans la quantité de thèmes abordés. Il y a bien synthèse au final. Elle est même évoquée dans les voix du récit : il s’agit des limites, des frontières, devant lesquelles on peut s’arrêter, ou qu’on peut choisir d’essayer de transgresser. La liberté se dessine en fonction d’elles et donc du contexte, et s’accepte ou s’octroie dans leur manipulation : il nous incombe de faire l’expérience de ces frontières – des limites, de ses limites, y compris en tant que créateur de métrage ; ce que ne cessent de faire les Wachowski.

Sublimé par l’image et le montage, cet amalgame d’histoires a l’immense mérite d’essayer et de défendre un point de vue, et il me semble que c’est au spectateur de faire de son mieux pour s’accrocher, pour tenter de comprendre et de tirer quelque chose de toute cette affaire, de cette affaire humaine. Ma dernière lecture, à savoir le superbe ouvrage de Philip Pullamn, À la croisée des Mondes, partait de la même thématique – de ce même débat, ou de ce même constat de l’opposition entre les croyances et la liberté, du choix à mener constamment entre le libre arbitre ou la foi – pour élaborer intrigue et univers, et je vous la recommande tout aussi chaudement.