Un pluralisme exacerbé dans le chaos - The Leftovers

Pluralisme :
A. − PHILOS. Doctrine qui admet la nécessité de postuler plusieurs principes pour expliquer la constitution du monde, et affirme que les êtres qui le composent sont irréductibles à une substance unique et absolue.
B. − SOCIOL. Doctrine ou pratique qui admet la coexistence d’éléments culturels, économiques, politiques, religieux, sociaux différents au sein d’une collectivité organisée.

The Leftovers est une série créée pour HBO (chaîne américaine à péage qui propose régulièrement des séries de qualité : Six Feet Under, The Wire, Treme, Game of Thrones, True Detective…) et diffusée à l’été 2014. J’ai regardé les 10 épisodes composant la première saison avec intérêt, puis carrément fasciné. J’y ai vu ou ressenti énormément de choses.

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Le point de départ de l’histoire est un événement surnaturel : une portion de la population disparaît purement et simplement, en un instant, comme effacée de la surface de la Terre. La quantité de personnes disparues est suffisamment importante pour que tous ceux qui restent (ceux laissés derrières ; Leftovers) soient concernés de près ou de loin. Cet événement n’est pas la porte ouverte à toutes les absurdités, il est l’irruption de l’inexplicable dans le commun, et c’est de ce quotidien altéré par l’événement dont il sera ensuite question.

Afin de pouvoir se concentrer sur ce qui persiste, les scénaristes ont fait le choix de débuter la narration 2 ans après la disparition. Les réactions immédiates et le chaos sont d’abord mis de côté, même si l’événement sera régulièrement reconstitué avec des points de vue et à des endroits différents. Le propos n’est pas l’action ni l’événement en tant que tel, mais ce qu’il provoque chez ceux qui l’ont vécu. Il s’agit de peindre l’humain en se focalisant sur ses capacités à oublier ou au contraire à se souvenir, à partir de ce choix qu’ils ont de faire leur deuil ou de continuer à espérer et par extension, à se punir ou à passer à autre chose. Ce qui compte ici, c’est donc le rapport de ces êtres humains à quelque chose qui les dépasse et qui les pousse à se situer par rapport à l’au-delà, au divin, à l’avant et l’après la vie, et qui, à leur niveau d’hommes et de femmes, à notre niveau, se matérialise dans la foi ou la croyance, ou justement, dans leurs alternatives.

Comment la masse choisit-elle de répondre au chaos ? Par l’anarchie ou au contraire en se cramponnant à des principes ? En abandonnant, ou en persévérant malgré et contre tout ? En réalité, c’est exactement ce que nous faisons chaque jour où nous vivons. Nous choisissons d’occulter ce que nous ne comprenons pas, puisqu’il faut bien vivre, quand d’autres s’en remettent à cette parcelle insondable de l’existence et en font l’influence prépondérante, si ce n’est la justification, de leurs comportements. Armée de cette substance d’arrière-plan, et après un premier épisode qui plie sous le poids de tout ce qu’il a à amener, la série déroule et emporte.

Grâce à l’écriture préalable au spectacle, chaque personnage clé devient un cas d’étude de ces aspects de la foi ou du doute. Les spectateurs comme les personnages viendront régulièrement se casser les dents sur ce que la vie propose d’inexplicable ou de contrariant, d’autant que beaucoup d’événements de l’ordre de l’étrange viendront épicer l’aventure.
La palette de ces personnages est si riche et les épisodes qui leur sont dédiés si forts, que la série culmine en tant que divertissement intelligent. Je n’ai cessé, face à l’étrange ou aux prises de position de chacun, de me jauger, de jauger ma place, mon parti face à tout ça. J’ai eu, moi aussi, envie de comprendre, non pas tant ce qui s’est passé ou ce que cela veut bien dire, mais l’autre et pourquoi ils interprètent la chose de telle façon ou de telle autre.

Il est possible de percevoir chaque passage clé du récit, chaque situation presque, par deux angles au moins : d’un côté, tout ne serait que pur hasard et ceux qui pensent le contraire sont finalement plus fous qu’autre chose, de l’autre, tout aurait une explication et ce serait plutôt ceux qui s’abstiennent d’en choisir une qui feraient erreur.

Ce conflit de la vision du monde et de la vie, des approches de l’univers, est parfaitement contemporain, et même universel parce qu’il a toujours été. Tandis que l’occident perd la foi, les croyances s’affermissent comme pour compenser. Et s’il y a répression sur encore trop de territoires, il y a aussi, parfois, liberté d’opinion, ce qui multiplie les hypothèses. L’une des forces de la série est de faire avec cette diversité, avec cette amplitude du rapport de chacun au monde et donc, avec cette tension qui s’accentue dans la divergence des points de vue.

Ainsi, il y a dans The Leftovers ceux qui ont choisi leur camp : principalement ce prêtre et ceux auxquels il s’oppose, ceux de la secte. Ceux-là croient avoir des réponses. Ils décident que leur explication est plus évidente que celle ou celles des autres, qu’elle a plus d’importance et qu’elle mérite d’être répandue voire imposée. Il y en a d’autres, à l’inverse, qui se cherchent constamment et fluctuent au gré de la vie, et notamment ce protagoniste, dont la profession et la position familiale le mettent en ballottage permanent entre les perceptions de chacun, au point d’en perdre peu à peu ses repères déjà fragilisés et ses moyens.

C’est son cheminement, son questionnement, son calvaire, ainsi que ceux de l’ancienne mère de famille dont il se rapprochera, qui m’ont le plus parlé et touché. Cette série est délectable parce qu’elle ne place plus la foi, le bon ou le mal, en protagonistes, et parce qu’elle fait du doute et de la faiblesse humaine les centres de gravité. Adieu manichéisme, bonjour subtilité. Le bien et le mal et les valeurs restent des balises et des révélateurs, mais à tout le moins, le bien n’est plus le mètre-étalon. Les créateurs composent avec des vérités individuelles plutôt qu’ils convoquent une réalité générale et c’est en cela que leur série s’approche de quelque chose d’universel.

J’ai peut-être pu apprécier à sa juste valeur cette œuvre parce que je l’ai appréhendée avec un esprit particulier : un esprit rationnel jusqu’au bout, prêt à tout entendre mais qui n’admet qu’à l’exception voire à contre-cœur. Je préfère me mouvoir comme un handicapé flanqué d’une balance sous les pieds, que de me rigidifier dans une posture ou une stature. J’ai l’impression d’avoir pu sentir, à défaut de cerner et de bien comprendre, ces nuances dans lesquelles puise à chaque instant le scénario, et ce, justement, parce que mon point de vue, qui s’extraie de l’ornière des certitudes, me dispose à papillonner d’un mythe à l’autre, d’une intellection à l’autre.

J’ai aussi la vision dont la courte mais instructive étude du genre fantastique dans la littérature me permet de profiter. De ce point de vue, The Leftovers est un chef-d’œuvre. Cette première saison exacerbe ses ambivalences jusqu’aux dernières secondes, jusqu’au dernier plan, dans un dernier épisode à mes yeux parfait. Chacun pourra se situer, ou au contraire, choisir de ne pas le faire. De là naît le consensus entre ce que vivent les personnages et ce que nous vivons en percevant leur fiction et c’est ce consensus, cette possibilité d’empathie, qui fait de The Leftovers un joyau.

Tout ce sens ne saurait affleurer sans une image et une bande-son à la hauteur, or la série cumule : acteurs charismatiques, photographie puissante, musique enivrante et réalisation efficace. Elle qui porte une imagerie parlante, montre énormément de ses personnages et touche parfois au génie que tutoyait Breaking Bad. Je pense notamment à l’introduction du quatrième épisode, partant de la conception d’une poupée, miroir de l’homme, pour nous déposer dans un face-à-face avec la crèche, interprétation de l’homme.

Je trouvais dans un premier temps le générique d’introduction beau mais présomptueux. Maintenant que j’ai pu vivre cette fresque dans son premier ensemble, je lui accorde toute son importance et lui rend sa légitimité. La beauté dans la figure, le vol et la torsion puis l’apparition globale, sont à l’image de cette série qu’il introduit tout autant que les voûtes de la chapelle à laquelle il se réfère. Là où l’art atteste de quelque-chose-de-plus, qui se situe pourtant bien en nous, ou dont nous devenons à l’occasion le médiateur.

C’est une fonction (médiateur) que je souhaite remplir à l’aide de mes écrits et grâce à ce site, et ce sont des apparitions telles que ce projet initié par Damon Lindelof et les écrits de Tom Perrotta¹ qui me l’apprennent ou me le rappellent. The Leftovers est, d’après mon expérience évidemment incomplète, ce qui s’est fait de mieux depuis la création du médium cinématographique. Ça ne l’empêchera pas de diviser, justement parce qu’en son ADN, cette pépite porte et assume l’essence et l’ambivalence de notre humanité.

¹ La série est une adaptation d’un roman de Tom Perrotta sorti en France sous le nom Les disparus de Mapleton. Il est aussi l’auteur des Enfants de chœur, qui a été adapté pour le grand écran et est sorti sous le nom de Little children.